bruno V.

 

 

La "Note" fanée!

 

Il est grand temps de vous écrire, car vous allez mourir, il est grand temps de vous dire tant et tant de petites choses car vous allez partir.

 

La mort paresseuse rodait dans la lumière qui rebondissait sur Notre Dame et pénétrait divinement dans votre salon le recouvrant d'un linceul lumineux. Les cloches puissantes nous rappelaient qu'il était quatre heures.

 

D’un souffle vous avez exprimé votre désarroi. Il survivait, imperceptible, mais je l’ai entendu : « Et pourquoi ces heures sonnent-elles sans cesse ? »

 

Quelques minutes plus tôt, Dany m’avait accueilli sur le palier de votre appartement. Elle avait l’air si grave que j’ai imaginé, à tort, le pire. Nous avons chuchoté et j’ai compris, soulagé, que vous étiez toujours en vie. Nous nous accrochons égoïstement au sursis accordé au mourant, alors que par amour ne devrions-nous pas nous réjouir de leur délivrance?

 

Vous ne vouliez plus de visites, vous ne vouliez plus exposer votre décrépitude tel un chaland qui s’appauvrit chaque jour. Vous n’aviez plus rien à donner, plus rien à offrir, plus rien à prendre. Votre regard s'éteignait dans le vide: il refoulait les notions de la perspective et des réflexes métaphysiques qui s'y rattachent. Vous étiez raide, sans compassion, vous m'apparaissiez encore moins expressive qu’un mannequin en plastique, déglingué, abandonné au fond d'une remise, d'un débarras, d'un endroit où plus rien ne compte, où plus personne ne va.

 

J'étais bouleversé. Je vous voyais fondre chaque jour comme un glaçon, mais aujourd’hui votre regard avide me donnait des frissons. Je n'arrivais pas à vous regarder en face, l'horrible bête vous rongeait, elle m'impressionnait, Je n'étais plus de taille.

 

Je vous ai embrassé sur le front. Votre peau était si fine que mon baiser aurait pu la déchirer. Je vous ai pris la main, elle était froide, osseuse, sans eau, sans vie. En vous caressant les cheveux, j’ai ressenti la légèreté et l’arrogance de la mort qui peut, en une seule bourrasque de quelques secondes, anéantir les œuvres de toute une existence.

 

Pusillanime, j’ai fui pour ne pas pleurer. Je me suis réfugié dans la cuisine où nous avions tant partagé. Entre l'écho de nos confidences extravagantes et la repentance de nos écarts de morales insoupçonnables, il existait un monde qui était le nôtre, un monde dans lequel je venais chercher le réconfort d’une amie et même parfois, peut-être, celui d’une mère.

 

Je me suis assis à l’endroit qui semblait depuis longtemps être ma place puisque c’est ici que je m’asseyais par habitude et d'ailleurs, personne ne le contestait. J’ai regardé les murs, les meubles et je me suis surpris à dialoguer avec chaque objet qui était entreposé, de ci de là, en leur distribuant à tour de rôle la parole. Chaque ustensile savait que ses jours étaient comptés et tous, sans exception faisaient mine grise. Nombreux sont ceux qui partiraient au rebut, jetés sans vergogne dans des sacs impersonnels, même pas de voyage, alors qu’ils occupaient dans votre cœur une place signifiante.

 

Tous ces bibelots racontaient quelques chapitres de votre passage ici-bas, ils étaient les marqueurs d’un souvenir, d'une anecdote, d'une page, ou tout simplement d'une virgule extraite de l’ouvrage de votre riche vie. Tous ces éléments décoratifs, superflus pour celui qui ne les a pas choisis, exprimaient votre extrême timidité et sensibilité que vous refouliez en les enveloppant dans un caractère intransigeant et autoritaire, trempé de droiture et animé par le devoir dont les valeurs sont jugées surannées aujourd’hui. Sachez que je les appréciais, elles me rassuraient lorsque je perdais le goût des autres.

 

Je vous connaissais, je vantais votre générosité, vos engagements au sein des si nombreuses associations caritatives dont vous étiez membre active. J’avais de l’admiration quant à la manière avec laquelle vous dirigiez votre chorale. Je me souviens il y a dix ans, lorsque cette dernière n’était pas moribonde, de cette prestation grandiose à quatre voix réalisée dans la cour des ambassadeurs durant la fête de la musique. Les voix de votre ensemble vocal soudées et harmonieuses grimpaient comme des lianes sur les murs de pierre pour atteindre, avec résonance, les cieux qui ont toujours guidé vos pas, vous Renée, pieuse et rebelle qui n'avait pas hésité à résister à l'évêque de Bayonne réactionnaire et misogyne. J’ai une estime incommensurable pour vos engagements altruistes dont je peux justifier de la grandeur.

 

Je me surprends à écrire au passé aurais-je oublié le présent? Vous n'êtes pas morte pourtant.

 

Votre carapace, légitimée par votre fragilité, n’est qu’un léger paravent défensif dont le plus frileux des courants d’air a la capacité de briser en un seul assaut sec. Aujourd’hui la mort s’invite, comme à l’accoutumée, clandestinement dans votre maison; elle vous met à nu, sans ménagement, la garce ! Elle s’incruste pernicieuse... que restera-t-il de vous ?

 

Dans ce “no man's land” où le dernier souffle de la vie et le premier de la mort se toisent, je me pose d'indécentes questions comme à savoir si ma présence vous rend heureuse ? J'ai honte de cette pensée nauséeuse! Suis-je moi même heureux d’être là ?

 

Poursuivons notre interrogatoire.

 

La cuisine est certainement l’endroit le plus féminin d’une maison, hormis quelques tiroirs de commodes dans les chambres à coucher, que nous ne pouvons ouvrir sans y être invité sauf, oh mon dieu quelle abjection ! par indiscrétion ou irrespect. Dans une cuisine, la décoration témoigne toujours de l’enfance. On y retrouve aisément les traces de la petite fille que la cuisinière a laissé trainer. Même dans les demeures les plus fonctionnelles, une ferme pour exemple, aucun objet ne peut y séjourner sans y avoir une place pratique, stratégique, affective ou secrètement intime. Il n’y a pas de hasard dans une cuisine, juste des coïncidences. Les objets qui s’y trouvent sont toujours le prolongement de la relation singulière entre la mère et sa fille, l’endroit privilégié des doux apprentissages à la gestion quotidienne et de ses contraintes mais aussi ceux de la connaissance des hommes. Les femmes apprennent, dans ce laboratoire de la vie, en s'activant.

 

Dans cet espace convivial et réconfortant, elles partagent leurs confidences durant toutes les tranches de leur vie, c’est ainsi que je le perçois dans notre pays. C’est une réalité sociale, elle n’est pas discriminante, bien au contraire ! Rares sont les hommes qui comprennent le sens de ceci. Pour la plupart d’entre eux la cuisine n’est qu’un outil, un lieu de fabrication culinaire. Ici, ensemble nous avons partagé certains de nos secrets.

 

Mes yeux gambadent sur les différents éléments qui composent le point névralgique de votre appartement puisque pour se rendre dans n’importe quel endroit de votre habitation, il faut nécessairement passer devant la cuisine. Je n’ai pas beaucoup de difficultés à vous imaginer à remettre au trot la marmaille de vos petits enfants, hurlant et galopant, lors des réunions familiales traditionnelles que vous chérissez. Je vous observe, cuillère en bois à la main prenant un air de cheftaine impérieuse dont le sourire contenu en coin trahit votre attendrissement maternel et presque complice.

 

Boites à sucre, à thé, à biscuits, à céréales, boites en fer, en verre, récipients en porcelaine, boites de couleur, boites voyageuses épicées venant de l’autre bout du monde, boîtes qui s'emboîtent, couvercles émaillées rappelant les années folles, boites rondes, ouvertes, boites carrées fermées, boites avec des photos, boites à souvenirs, boites qui boitent, boite vide poches, boite à courage, boîtes à pâte de fruits…à bonbons... boites à médicaments, boites qui perdent leur maitresse et qui semblent ne plus avoir d’éclat. J’en vois partout et elles m’offrent une part de vous. Je m’accroche à chacune d’entre-elles comme si elles pouvaient ressusciter ce que je sais dorénavant révolu.

 

Vous êtes lasse, au fond du couloir, je sais que nos confidences sont maintenant des peines perdues et je ne repère aucune boite pour les recevoir ; s’ajoute le constat amer qu’aucune ne peut pareillement me débarrasser, par dépit, de la tristesse qui s’accumule languissamment dans mes tripes. Depuis combien de temps n’êtes vous pas venue dans cet endroit, en pleine liberté, de manière ingénue ?

 

Comme un tableau dans une salle de classe, dont le maître a oublié d’effacer la date, la porte de votre frigo tapissée de post-it s’est figée. Les remarques, les aide-mémoires, les anniversaires rappellent déjà des journées lointaines lorsque vous étiez encore vaillante et que vous pouviez espérer. Chaque post-it s’impose comme un épitaphe inspirant la nostalgie du temps perdu. Même les gadgets aimantés qui font rêver les enfants n’ont plus le cœur à la gaité de ce qu’ils représentent. Ils deviennent futils, dérisoires, superflus. La petite guitare n’émet plus aucun son, même pas celui d’une musique funéraire… son silence glace la pièce que je ressens comme froide, malgré la chaleur de l’appartement. Votre absence pèse lourdement dans cet espace qui est le votre, celui dont vous raffolez, votre favori ; votre spectre congèle chaque élément.

 

La cuisinière perd son âme, comme une usine dont on a retiré les machines et qu’ils ne restent plus que l’odeur des graisses de travail, les ouvrières ayant déserté l’ouvrage. L’horloge n’a plus de sens, pourquoi ne s’arrête-elle pas, cela serait plus décent? Pourquoi cherche-elle à survivre, malicieuse en émettant son tic tac incessant, alors que tout est rangé ici comme si nous allions procéder à un inventaire puisque le rythme quotidien des journées ordinaires s’est arrêté. Quelqu’un espère-t-il l’arrivée du notaire?

 

Les assiettes, les soupières, la porcelaine de bazar attendent leur heure patiemment dans le vaisselier. Je les regarde en me rappelant que je n’ai jamais rien partagé avec elles ou que très rarement. Leur rôle n’est pas, sans nul doute, d’égayer la cuisine. Qu’ont-elles à me raconter en catimini? Est-ce le temps des regrets qui commence à fleurir ? Je me rends compte que j’ai oublié de vous demander ce qu’elles figuraient, certainement des choses que j’aimerais que vous me racontiez, maintenant ici, à l'instant.

 

Je m'attarde longuement sur un calendrier près de l’évier dont la page de novembre n’a pas été tournée. Octobre s’est interrompu, mortifère, plus froid que l'hiver. Je le décroche et je le feuillette. Sur chaque page, illustrée par une photo de famille, vous apparaissez forte et rassurante. Je mesure les ravages de la maladie. Vous n'êtes plus désormais qu'une « Note » fanée.

 

Dans les cases de l'éphéméride imagée, certains jours sont annotés et pointent un événement majeur. Je me remémore ces moments passés auxquels vous avez encore pu participer. Le contraste devient insupportable. Mon cerveau effronté juxtapose ces photographies avec celle de vous, là bas, à quelques pas, au fond du couloir, invalide, piégée sur votre fauteuil médicalisé. Vous êtes devenue, plus légère qu’une feuille d’automne et pourtant la pénitence que vous ressentez face à la mort avec qui vous conversez chaque jour un peu plus et qui vous effraie, est si lourde à porter. Ne me mentez pas, je le vois !

 

Mes larmes s’affairent, en embuscade, je tente de me ressaisir, cherchant une dérobade en vérifiant si le thermostat de la chaudière indique la bonne pression.

 

Je n’entends pas la sainte Dévica, sans ironie, pénétrer dans la cuisine. M’a-t-elle surpris en délit ou crime de faiblesse ? « Muddy demande pourquoi vous ne venez pas boire le thé ?» Oui, pour quelles raisons ne suis-je pas avec elle pour boire le thé ? Pourquoi cet égarement, cette fuite lâche de celui qui ne veut pas voir la mort en face et qui refuse de tenir la main du condamné?

 

Je m'assois, je vous prends la main et je pioche dans la boite colorée un biscuit que vous me demandez. Il est encore temps de s’apprécier. Je ne perçois plus la dureté de votre main mais sa douceur, je comprends que ma chaleur vous aide à franchir cette ultime étape dont nous ne faisons jamais, heureusement, l’apprentissage. La mort ne se dompte pas, elle s’impose et nous devons l’accepter sans résistance ; lorsque nous sommes résignés, puisque la fin est inéluctable, ne devrions nous pas apprendre à savourer en mâchant communément, silencieusement et mélancoliquement les souvenirs de nos bonheurs partagés ? revivre les longues courses, cheveux au vent, dans les champs de blé ? Te souviens de cette fois où tu m'avais donné rendez vous et que... Savoir déguster, juste avant la cloche du départ, la présence de ses amis qui sont là rien que pour nous sur le quai de la mort parce qu’ils nous aiment et que nous allons leur manquer. Grâce à leur amour et à l'immortalité de leurs pensées, nous serions, apaisés, à savoir que nous survivrons.

 

Comme une délivrance je dis abruptement: « vous savez Renée, je vous aime beaucoup, vous comptez tant pour moi ! Vous allez tant me manquez » Contre toute attente, vous soupirez et lâchez caustique cette expression, fidèle à vous même : « à quoi bon ? »

 

J'ai perdu à nouveau le sens des conjugaisons et ma narration à repris contre mon gré la grammaire du passé. Pour quelles raisons là en vous quittant? Mon écriture serait-elle plus pudique si elle est composée?

 

J’ai porté avec affection mes lèvres charnues sur votre front en vous glissant cette petite phrase dont je n’étais plus en capacité de mesurer la perception : « je reviens demain pour le thé ». Vous avez répondu de votre voix fluette de petite fille : « merci d’être venu, merci ! »

 

J’ai quitté sur la pointe des pieds l’appartement, l’esprit hagard tout en espérant que Dany ne m'attendrait pas demain sur le palier. Sur le bord de la fenêtre qui éclairait l’escalier, des plantes fanées avaient été abandonnées. Certaines ne m’étaient pas inconnues. Demain, c’est promis, je reviendrai avec des fleurs.

 

Sous le porche de la cour des ambassadeurs, je fus trahi par ma nature qui ne m’épargnait pas, même face à ce tableau tragique. Mon amie était bien entourée, était-ce une chance ? Pour qui ? Pour elle? en avait-elle conscience ? Le propos était cynique. Je m’inquiétais pour tous les autres, ceux qui s’éteignent, seuls dans leur appartement miséreux. Etait-ce de l’empathie ? ou peut-être, que je pensais à moi, tout simplement, égoïstement. La mort est malheureusement une affaire personnelle. Rideau!

 

Ma voiture a démarré, j'ai quitté la cour des ambassadeurs, j'entendais une chorale en pleurs.

 

 

 

texte: Bruno V.

(Saint jean de luz mercredi 23 novembre vers 18h )

@2016

 

Bonsoir Bruno, Je viens d'écouter ton texte. Très beau texte que ta voix magnifie. Merci de nous avoir invités auprès de Renée. J'ai tenté plusieurs fois de la joindre pour venir la voir, elle ne m'a jamais répondu. Je suppose qu'elle se concentre sur ses très proches, dont tu es, indéniablement. Ce texte est beau parce qu'il est juste, mêlant autant la retenue que l'impudeur. Il scanne les pensées de l'ami impuissant qui ne peut qu'observer la progression de l'inéluctable. Les mots imprononçables sont écrits, et puis ils sont dits, et nos oreilles sans paupière les entendent, et notre pensée est dessillée Merci de nous avoir invités Transmets lui mon amitié et mon regret de ne pas avoir pu l'embrasser,Bien amicalement hélène...

Cher Bruno, Ton texte est sublime et tu as su mettre des mots sur le dés de nous quand une personne aimée va disparaître . Pour moi ces mots ont une résonance toute particulière....onze ans que la mort a emporté l'amour de ma vie... mais j'ai eu la chance de pouvoir lui dire tout mon amour et de deviser sur notre vie... Merci d"avoir mis des mots sur la grande interrogation de chacun d'entre nous... je suis très émue...Tant qu'on a dans le coeur la personne qui nous a physiquement quittée ,elle continue d'exister! Je t"embrasse très fort, Daisy

C’est bien sûr avec une grande émotion que j’ai écouté la Note Fanée. Cet un émouvant témoignage de l’amitié qui vous unissait. J’ajouterai cette pensée de Doris Lussier “Un être humain qui s’éteint n’est pas un mortel qui finit, mais un immortel qui commence” Comme pleurer, c’est se consoler. J’essaye de voir régulièrement Renée, ma dernière visite remonte à jeudi dernier, allongée sur son lit je l’ai trouvé très affaiblie et prie pour que son départ soit le plus serein possible. Pour moi c’est vingt trois années de joie et parfois d’accrochage mais toujours avec la même, profonde et fidèle amitié. Je pleurerai surement pour me consoler. A bientôt cependant. François Amitiés,

Coucou Bruno c'est Cathy, je viens d'écouter ton texte. c'est bouleversant de beauté, tu sais vraiment capter tous ces petits rien et les restituer avec tellement de poésie et d'amour. curieusement il ne me laisse pas la tristesse que l'on pourrait imaginer. c'est un témoignage si plein de chaleur. Bien sûr la gravité est au rendez-vous mais j'aime tellement ton écriture ! j'avais la sensation d'avoir un livre à la main. Tu es fait pour écrire mon Bruno. Merci pour ce moment touchant, Renée a beaucoup de chance d'avoir croisé ta route. des gros bisous et à bientôt pour continuer à partager.

il est 10h30,je suis ému et apaisé à la fois...un temps s'écoule indéterminé.... j'enlève mon casque sennheiser mais ta voix reste étonnamment présente, je la ressens comme un bras amical posé sur mon épaule et je nous vois cheminant lentement et toi parlant, parlant, parlant comme un flow continu de cette longue et belle et riche aventure humaine,que tu nous livres sans artifice,sans rien cacher,à fleur de peau. A jamais dorénavant Renée reste vivante aujourd'hui et demain et chaque fois que les cloches sonneront c'est sur que je l'entendrai murmurer " mais pourquoi ces cloches sonnent-elles sans cesse"... Merci mon ami, quand doucement tu prendras Renée dans tes bras je seraiavec vous. C'est tellement évident que tu dois écrire...écrire.....écrire LA BISE Guy